• Dead Can Dance / 1996


DEAD CAN DANCE :
LE RYTHME SOUVERAIN

publié
le 26 juillet 1996 dans Le Quotidien de Paris

Heureuse parenthèse dans leur discographie classée gothique,
le nouvel album cosmopolite des Dead Can Dance, véritable dépaysement, est un hymne au rythme. Conseillé à tous ceux
qui ne quitteront pas la capitale cet été.

Sur la pochette, au premier plan, une statue de bois peinte intrigue. Dégradée dans un bleu océan, de dos, l'ombre d'un sorcier levant le bras, semble nous inviter à le suivre. Spiritchaser, nouvel album des Dead Can Dance est une excellente surprise et partir à leurs côtés à la recherche de l'esprit du rythme semble une aventure séduisante.

Tout commence par un curieux effet sonore. Comme l'aller-retour stéréophonique d'un boomerang déchirant le silence d'une nuit australienne étoilée. Puis, dans la moiteur environnante, la lente échappée des percussions, doublée par la voix puissante de Lisa Gerrard, moitié lyrique des Dead Can Dance, nous entraîne vers l'Afrique. Afrique centrale, Afrique du sud. Le rythme va s'amplifier jusqu'à marteler l'espace, portant la mélodie à bout de bras, y puisant sa force, sa liberté. Gloire au rythme ! Au rythme souverain. Et au cœur qui bat.

Au faîte d'une carrière qui prouve combien il serait hasardeux d'imaginer la musique délimitée par des fontières, le duo à l'âme cosmopolite affiche une belle maturité. En neuf albums, son parcours ressemble à une multitude de drapeaux multicolores flottant sous la même bannière – les Dead Can Dance ayant toujours réussi à sauvegarder leur identité.

Originaires de Nouvelle-Zélande et d'Australie, Brendan Perry et Lisa Gerrard se sont rencontrés à Londres en 1981. Signés sur le légendaire label 4AD (pochettes arty, productions hors normes), on leur a très tôt collé une étiquette gothique (sur la foi, il est vrai, de la ferveur quasi-liturgique et des transes enfiévrées de la chanteuse, apparaissant sur scène dès les premiers concerts drapée dans une robe blanche). De spiritualité exacerbée en dépouillement monacal, de chants italiens du XIVe siècle en chants traditionnels catalans, l'écoute des opus de Dead Can Dance captive l'oreille autant que l'âme. Depuis 1993, le duo, qui collecte de par le monde des instruments de tous horizons et de tous âges, enregistre dan une église, en Irlande.

Récemment, on avait pu envisager l'angoissante éventualité d'un divorce musical, le dernier album (Toward the Within, indispensable live) jouant un peu trop l'alternance des vocalises éthérées de l'une avec les ballades guitare-voix de l'autre. C'était compter sans le miracle qui récompense parfois les couples qui s'octroient une liberté individuelle délimitée dans le temps : après avoir réalisé chacun un album solo (même si celui de Brendan Perry n'est jamais parvenu jusqu'aux bacs des disquaires), ils célèbrent aujourd'hui d'éclatantes retrouvailles.

En fait, ce nouvel album représente un tournant dans leur façon de travailler, plus que jamais placée sous le signe de l'harmonie. Ayant maintenant assouvi son impérieux besoin de prouver au monde la qualité et l'étendue de son talent vocal (proprement impressionnant), Lisa Gerrard semble ici jouer d'une certaine retenue. Au bénéfice du disque dans sa globalité.

A L'instar d'une Yma Sumac, légendaire princesse des Andes qui, dans les années 50, n'avait pas son pareil pour vous imiter le cri du zorzal les soirs de pleine lune, les Dead Can Dance expérimentent même l'« animisme » ou l'art de moduler sa voix à la manière de nos amis à plumes et à poils. Avec talent.

Le résultat, chanté en anglais, pidgin-français, mais également dans des langues non répertoriées, trouve un juste équilibre entre incitation au mouvement et à la méditation. Certains morceaux, au rythme ralenti, bercent doucement l'oreille et flatte l'imaginaire. Quasi anachroniques, les guitares - surprenantes de prime abord - ne manqueront pas de séduire dès la seconde écoute.

Spiritchaser, plus mature que ses prédécesseurs, aime prendre son temps (les titres sont plus longs qu'à l'accoutumée), s'arrêter pour écouter battre son rythme (notamment sur Indus où l'on croit voir les octaves, tels les volutes de fumée d'un cône d'encens, s'élever dans les airs) et se clôt sur une lente et somptueuse berceuse.

L'écoute d'une seule traite, suggérée par le fait que les morceaux se fondent les uns dans les autres, est vivement conseillée.

Mesure, équilibre, harmonie. On se prend à rêver d'une planète à l'image de l'univers des Dead Can Dance...

• Nina Hagen / 1996



HEUREUX QUI COMME NINA…


publié le 5 juillet 1996 dans Le Quotidien de Paris

Bee Happy, nouveau credo de Nina Hagen ou le retour discret de l'ex-enfant terrible du rock européen. Instantanés d'une carrière chaotique avant concert parisien le 12 juillet.

Increvable, intenable, inclassable, toujours affable, Nina Hagen repointe le bout de son museau. Après bientôt deux décennies d'une improbable carrière en dents de scie, l'auto-proclamée « Mother of Punk » s'en vient défendre son nouveau CD, Bee Happy (sans faute de frappe mais avec jeu de mot), dans notre beau pays. Rappel de quelques dates et hauts faits de la dame.

Sur fond de scandale (Nina joignant le geste à la parole pour donner une leçon de sexualité aux jeunes filles solitaires lors d'un talkshow allemand), l'entrée en scène avait de quoi séduire : un premier album à la production carrée, d'une bargitude échevelée, révélant un joli brin de jeune fille, incontrôlable, rebelle pour de vrai et surtout dotée de l'organe le plus puissant de l'histoire du rock au féminin. De vociférations tonitruantes en gloussements de gallinacée, une voix d'opéra dans la tête d'une walkyrie désinhibée.

La mise sur orbite ne tarda pas. Propulsée par African Reggae (1979) et quelques déclarations explosives, le transfuge de l'Allemagne de l'Est allait parcourir l'Europe, le chaos comme étendard, semant le doute, l'effroi et le rire. Reine de l'auto-dérision, le cheveu rose fluo et un godemichet attaché à sa ceinture pointant sous sa cape noire, elle donnait à l'Olympia en 1980 un concert gravé dans la mémoire des survivants.

« Quand je commence à chanter, je ne pense plus, je reçois ». Consciente d'être considérée comme assez peu saine d'esprit par l'ensemble des médias, Nina en rajoute une couche en prénommant sa fille Cosma Shiva (on l'entend gazouiller dans une chanson au titre éponyme) et profite de cette période faste pour établir son personnage de diva rock échappée du cirque mais respectée pour ses octaves.

Jamais avare de grimaces, outrageusement maquillée, emperruquée sans grâce, elle apparaît dans des clips à la mise en scène bricolée, aux effets spéciaux à 2,50 F, d'un mauvais goût à faire passer les premiers films de John Waters pour des documentaires produits par Arte.

La rencontre avec le disco donna naissance à un album qui peut encore s'écouter aujourd'hui, Angstlos (ou sa version anglaise Fearless) sur lequel figurent, soutenus par le rythme binaire de Georgio Moroder et Keith Forsey (maîtres du genre à l'époque), l'un des premiers raps (co-écrit par son boyfriend d'alors, Anthony Kiedis, leader des Red Hot Chili Peppers) et le célèbre New York/NY (rien à voir avec Sinatra). Elle s'y fend également d'un hommage à Zarah Leander, légendaire star allemande d'adoption à la voix grave et sensuelle.

On la retrouve quelque temps plus tard pseudo-marié le temps d'un Punk Wedding avec un jeune Iroquois. Puis soutenant Gobatchev (Michaïl, Michaïl) ou reprenant Mahalia Jackson (Hold me).

Plus sereine

Sur tous les fronts (duo d'anthologie avec sa consœur Lene Lovitch contre la vivisection, interviews truffés de propos humanistes), Nina se découvre bientôt un maître spirituel (Babadji) et impose une image d'elle-même plus sereine. Après les Etats-Unis et Ibiza, elle choisit de s'installer à Paris avec un mannequin de chez Gaultier, Franck Chevalier (« I'm in love with Maurice Chevalier ! ») dont elle aura un fils, sobrement baptisé Otis.

Sort alors Revolution Ballroom, à la production impeccable (due pour certains titres à Dave Stewart, moitié d'Eurythmics), occasion pour Nina de vider son sac (« Tellement nul / Les mensonges sur le VIH / Tellement nul / L'énergie atomique mal utilisée / Tellement nul / Helmut Kohl » dans So bad).

Aujourd'hui rangée des voitures, survivant à ses multiples errances comme à autant de destinées (donnant l'impression de plusieurs vies en une), Nina Hagen vit à Los Angeles, dans la villa où vécut Janis Joplin, avec un nouveau compagnon. Suite à sa rencontre avec Dee Dee Ramone (des Ramones, de sinistre mémoire), elle a repris le chemin des studios pour un album dont la version allemande, parue il y a quelques mois, offrait l'avantage d'un emballage de première classe : des portraits hologrammes de la chanteuse teutonne plantés dans une couverture argentée. Bee Happy, qui sort aujourd'hui en France avec une pochette plus commune en est la traduction anglaise, augmentée d'un inédit Shiva.

Bien sûr, on regrettera les octaves d'antan, tout comme la production rutilante et soignée du dernier album. Il est question ici d'un retour aux sources punks (prise de son brute, arrangements inexistants) et les textes, scandés sans effort, trahissent une évidente paresse.

Malgré tout, Nina Hagen garde aisément notre tendresse et on ne se fera pas prier pour la voir éructer une nouvelle fois sur la scène du Palace le 12 juillet prochain, tonitruante. Dans l'attente de nouvelles aventures…

• Scott Walker / 1996


RÊVERIES D’UN PROMENEUR

publiée en
juillet 1996 dans Live Music

Référence incontournable dans les CV de Marc Almond, Nick Cave ou Bowie au chapitre « voix influences », Scott Walker, le crooner ténébreux, est de retour avec la chanson générique de Toxic Affair, comédie française starring Isabelle Adjani. Parcours d'un homme (trop) discret.

Scott Walker ou l'éloge d'une voix. The Voice. Reflet d'une belle assurance mâle (des graves chauds et profonds) teintée de doutes, d'innocence, voire de pureté. Un organe au timbre suave, rompu à la technique des crooners, coupable de pâmoison auprès de milliers d'adolescentes dans les années 60. Evoquez Love Her, The Sun ain't gonna shine anymore ou Make it easy on yourself et regardez votre mère soupirer !

Voyage dans le temps. En 1965, Scott Walker forme les Walker Brothers avec John Maus et Gary Leeds. Une poignée de tubes, des tournées hystériques, une popularité menaçante pour les Beatles, le tout résumé par Scott en ces termes : « le plus grand groupe d'ivrognes »…

Deux ans plus tard, le groupe se dissout et Scott s'évapore. On ne le retrouvera jamais plus aussi accessible. Tournant le dos aux feux de sa jeune gloire, le géant américain (il mesure près de 2 mètres) se replie sur lui-même, lit beaucoup (Sartre, Camus) et développe une fixation sur Ingmar Bergman. En un mot, il part à la recherche de lui-même et sera bientôt en mesure de nourrir ses textes et mélodies d'expériences personnelles – jusque-là, le répertoire des Walker Brothers se cantonnait à des compositions (excellentes) apportées sur un plateau par la crème des auteurs de pop songs de l'époque.

Autre révélation : Brel, dont il va glisser des adaptations dans chacun de ses quatre premiers albums solo, reprises qui comptent parmi les plus appréciées par les puristes et qui, compilées, ont fait l'objet d'une réédition CD : Scott Walker sings Brel (tout comme chacun des albums solo sobrement baptisées Scott 1, 2, 3 et 4).

Ces enregistrements constituent les éléments majeurs de l'œuvre flamboyante d'une jeune homme ténébreux qui parle d'amour, de sexe et des solitude ; lentes introductions tourmentées, nuages de cordes somptueusement orchestrées et mélodies de voix inventives font de chaque écoute une expérience inoubliable.

Nouveau silence, brisé en 1984 avec Climate of the Hunter, magnifique anti-album dont la mévente lui vaudra la rupture de son contrat avec Virgin.

Entre temps, les faux frères Walker se reformeront le temps d'un hit (No Regrets, en 1975) suivi d'un album (Nite Flights, dont le titre éponyme figure brillamment repris, sur le Black Tie White Noise de Bowie). Les hommages et reprises ne manqueront pas, mais l'énumération serait trop longue ; il faut pourtant citer Julian Cope, à l'origine d'une compilation en 1981 et Marc Almond d'une autre en 1990 (Boychild, entrée en matière idéale pour néophyte à convaincre).

Depuis 1984, l'homme – un modèle de discrétion – est difficile à débusquer. Diverses collaborations (Eno, Lanois) sont évoquées, un album est même annoncé... lorsque, soudain, arrive la surprise de (petite) taille : un CD deux titres, fruit d'une improbable rencontre avec Goran Bregovic (auteur inspiré des BO du Temps des gitans et d'Arizona Dream).

Man from Reno et Indecent Sacrifice (tous deux extraits de la BO de Toxic Affair, comédie qui marque le retour à l'écran d'Isabelle Adjani sur fond d'échec commercial) nous restituent l'inimitable voix, calme mais sans une ride (Scott aura 50 ans l'an prochain), servie par une orchestration simple et pleine de charme. Le crooner a signé les textes. Et l'on se prend à rêver que ce petit objet soit le signe avant-coureur d'un véritable come-back…